CHAPITRE VIII

 

 

         Dubán lui ayant fait savoir que Fidelma lui demandait audience, Cranat, la veuve d’Eber, répondit qu’elle acceptait de rencontrer la religieuse et son compagnon au siège de l’assemblée.

À leur arrivée, Crón était installée dans le fauteuil symbolisant sa fonction mais, cette fois-ci, un autre siège était placé à côté du sien et les mêmes chaises, en bas de l’estrade, attendaient les visiteurs. Fidelma et Eadulf avaient à peine rejoint leurs places que Cranat fit son entrée.

Pour une personne approchant la cinquantaine, Cranat était encore très séduisante, et ses gestes gracieux et aristocratiques. Elle avait le teint clair, un joli visage ovale aux traits fins, et sa chevelure blonde sans le moindre cheveu blanc flottait sur ses épaules. Les ongles de ses longues mains soignées étaient teintés de pourpre et ses sourcils redessinés avec un jus de baies noir. Une infusion de l’écorce et du fruit d’un arbre très ancien, le ruam, rehaussait ses pommettes d’un soupçon de rouge. Et Cranat n’avait pas lésiné sur le parfum car elle dégageait une entêtante odeur de roses.

Elle portait une robe de soie rouge avec un liseré doré, des bracelets d’argent et de bronze blanc cliquetaient à ses poignets et un collier d’or lui enserrait le cou. Cranat était une femme riche et son comportement trahissait un statut supérieur à celui de l’épouse d’un chef d’Araglin.

Fidelma attendit qu’elle daigne lui prêter quelque attention, mais ce fut Crón qui brisa le silence sans se lever de son fauteuil.

— Mère, je vous présente Fidelma, l’avocate qui s’est déplacée jusqu’ici pour juger Móen.

Cranat daigna enfin lever la tête et Fidelma croisa le même regard bleu que celui de Crón.

— Ma mère, poursuivit Crón, Cranat des Déisi.

Fidelma ne broncha pas. Maintenant, elle s’expliquait mieux le comportement de Cranat. La légende disait que pendant le règne du haut roi Corman mac Airt, le clan des Déisi avait été banni de sa terre ancestrale, autour de Tara. Certains s’étaient réfugiés à l’étranger, sur la terre des Bretons, d’autres dans le royaume de Muman où ils s’étaient divisés en deux clans, les Déisi du Nord et ceux du Sud. En conférant à sa mère le titre « des Déisi », Crón signifiait aux visiteurs que Cranat était la fille d’un prince de son peuple. Cela n’excusait en rien la façon dont elle avait accueilli Fidelma qui rougit sous l’affront. Elle avait une première fois laissé insulter son rang et sa position sans protester, mais cette fois-ci, et pour le bénéfice de son enquête, elle ne pouvait rester sans réagir.

Elle monta aussitôt sur l’estrade, se situant ainsi à la même hauteur que Crón et Cranat.

Les deux femmes la regardèrent d’un air effaré et Eadulf se mordit la lèvre pour réprimer son amusement, car il avait déjà assisté aux esclandres de Fidelma pour faire appliquer les règles du protocole quand elle voulait remettre les gens à leur place. Il se saisit d’une chaise et la posa sur l’estrade, à l’endroit que Fidelma lui avait indiqué.

— Ma sœur, vous vous oubliez ! s’écria Cranat, dont c’étaient les premiers mots.

Fidelma s’assit et considéra la veuve du chef d’un air pensif.

— Qu’aurais-je donc oublié, selon vous, Cranat d’Araglin ?

Elle avait choisi à dessein le titre actuel de la dame.

Pétrifiée, Cranat se gratta la gorge.

— Ma mère est... commença Crón, puis elle se reprit quand Fidelma la fixa d’un air mauvais.

— Mère, j’avais négligé de vous préciser que Fidelma de Kildare est non seulement avocate mais aussi sœur de Colgú de Cashel.

— Mettons de côté mon lignage et le rang de mon frère, susurra Fidelma d’un ton aimable alors qu’elle venait de réduire à néant les prétentions royales de Cranat. J’ai été honorée du rang d’anruth, ce qui m’autorise à m’asseoir en présence du haut roi des cinq royaumes et à discuter d’égal à égal avec lui.

Cranat pinça les lèvres et détourna ses yeux de glace pour fixer un point éloigné.

— Et maintenant, lança Fidelma avec un grand sourire, oublions ces détails sans intérêt et venons-en à la tragédie qui nous préoccupe.

La mère et la fille, doublement mortifiées dans leur orgueil, demeurèrent silencieuses.

— Cranat, j’aurais quelques questions à vous poser.

— Dans ce cas, je suis certaine que rien ne vous retiendra de le faire, répliqua Cranat sans changer de position.

— On m’a rapporté que c’était vous qui aviez envoyé un messager à mon frère à Cashel pour requérir la présence d’un brehon. Vous avez agi sans l’assentiment de votre fille, qui est pourtant tanist. Pour quelles raisons, je vous prie ?

— Ma fille est jeune. Elle manque d’expérience dans les domaines politique et juridique. Il me semblait que cette affaire devait être traitée selon les règles les plus strictes afin qu’aucune tache ne vienne souiller la réputation de la famille d’Araglin.

— Que craigniez-vous ?

— La condition de celui qui a commis les crimes, par ailleurs fils adoptif de lady Teafa, aurait pu provoquer des commentaires désagréables sur la famille d’Araglin.

Fidelma jugea cette explication raisonnable.

— Revenons au matin où vous avez appris la mort de votre mari, Eber.

— J’ai déjà expliqué ce qui s’était passé, intervint Crón.

Fidelma fit claquer sa langue avec irritation.

— Vous m’avez donné votre version. Maintenant, c’est le témoignage de votre mère qui m’intéresse.

— Il n’y a pas grand-chose à raconter, soupira Cranat. J’ai été réveillée par ma fille.

— A quelle heure ?

— Juste quand le soleil se levait.

— Et alors ?

— Elle m’a informée qu’Eber avait été assassiné et que Móen était le meurtrier. Je me suis habillée et nous nous sommes retrouvées ici, au siège de l’assemblée. Puis Dubán est arrivé pour annoncer que Teafa avait elle aussi été poignardée.

— Vous êtes allée voir le corps d’Eber ?

Cranat secoua la tête.

— Vous n’avez pas songé à aller faire vos adieux à votre défunt mari ?

— Ma mère était bouleversée, intervint Crón sur la défensive.

Fidelma tint le regard d’un bleu transparent de Cranat sous le sien.

— J’étais bouleversée, dit Cranat en écho.

À l’évidence, elle s’était saisie de l’excuse proposée par sa fille.

— Comment se fait-il que vous ne partagiez point la couche de votre époux ?

Crón laissa échapper une exclamation étouffée.

— Comment osez-vous ? Quelle impertinence !...

— Ma fonction m’autorise à poser toutes les questions qui peuvent servir la vérité et il me semble, Crón d’Araglin, que vous avez encore beaucoup à apprendre concernant les devoirs et la sagesse d’un chef. Votre mère avait raison d’envoyer quérir un brehon à Cashel.

Le temps que Crón cherche une réponse cinglante à cette remontrance, Fidelma s’était déjà retournée vers Cranat.

— Je vous écoute.

Cranat la toisa avec hostilité, mais les yeux verts de Fidelma jetaient des éclairs et elle comprit que la dálaigh ne se laisserait pas impressionner.

— Cela faisait des années que je ne dormais plus avec lui, dit-elle d’un ton détaché.

— Pourquoi donc ?

— Eh bien... disons que, dans ce domaine, nous nous étions éloignés.

— Vous en souffriez ?

— Non.

— Et Eber ?

— Où voulez-vous en venir ?

— Vous connaissez les lois du mariage aussi bien que moi. Les défaillances sexuelles de l’une ou l’autre partie sont un motif suffisant pour demander le divorce.

Cranat rougit et Crón baissa les yeux sur Eadulf en contrebas.

— Est-il bien utile que le Saxon assiste à cet entretien ?

Gêné, Eadulf fit mine de se lever mais Fidelma le retint.

— Il s’est déplacé jusqu’ici pour assister à la mise en application de la justice dans notre pays, et rien de ce qui est du ressort de la loi ne doit être considéré comme gênant ou immoral.

— Nous avions passé un accord à l’amiable, reprit Cranat, résignée devant la détermination de Fidelma, et n’avions pas estimé nécessaire de nous séparer.

— Pourtant, si l’un de vous deux répugnait aux relations sexuelles, il pouvait facilement obtenir le divorce. La stérilité et l’impuissance sont également des motifs recevables.

— Ma mère connaît la loi, intervint Crón, outrée. En l’occurrence, mes parents préféraient dormir dans des chambres séparées.

— Très bien, concéda Fidelma. Cependant, j’aurais préféré connaître la raison d’une telle attitude.

— Ma fille vient de vous dire que nous préférions dormir seuls, dit Cranat en haussant le ton.

— Mais pour le reste, vous meniez la vie de tous les conjoints ?

— Oui.

— Et votre époux n’a jamais songé à prendre une concubine ?

— C’est interdit, lâcha Crón d’un ton sec.

— Interdit ? releva Fidelma d’un ton surpris. D’après le Cáin Lánamna, la polygamie est tout à fait légale. Un homme peut avoir une épouse et une concubine, qui, bien que d’un statut inférieur devant la loi, est dotée de la moitié des avantages de la première femme.

— En tant que sœur de la foi, comment pouvez-vous approuver de tels usages ? s’énerva Crón.

— Qui dit que je les approuve ? Je ne fais qu’énoncer les règlements des cinq royaumes tels qu’ils sont appliqués. Et je m’étonne qu’on y trouve à redire dans une communauté rurale comme la vôtre, où les anciennes coutumes reçoivent généralement l’appui du peuple.

— Le père Gormán les condamne.

— Ah, le père Gormán ! Il semblerait que le bon père exerce une influence prépondérante en ces lieux. Il est vrai que les adeptes de la nouvelle foi sont nombreux à s’opposer à la polygamie, mais ils n’ont pas été suivis. En réalité, le scriptor des textes de loi, le Bretha Crólige, tente de justifier la polygamie en s’appuyant sur l’Ancien Testament. Le peuple élu de Dieu vivait dans la pluralité des unions et nous, les gentils, devrions nous conformer à ce livre sacré.

Cranat poussa une exclamation de dépit.

— Vous aurez tout le loisir de discuter théologie avec le père Gormán quand il reviendra. Quant à Eber, il n’a jamais envisagé de divorcer ni de prendre une concubine. Nous vivons ici en bonne entente et mes relations avec Eber ne vous concernent en rien puisque son assassin a été clairement identifié.

— Bien sûr, murmura Fidelma comme si elle s’était laissé distraire. Revenons à ce qui nous préoccupe...

— Je ne sais rien de plus que ce que je vous ai conté. Je n’ai été informée de la mort d’Eber que par des témoignages indirects.

— Et d’après votre fille, vous étiez bouleversée.

— Oui.

— Mais suffisamment lucide pour demander au jeune Crítán de chevaucher jusqu’à Cashel afin d’exiger l’assistance d’un brehon ?

— En tant que femme de chef, j’accomplissais mon devoir.

— Avez-vous été choquée quand on vous a dit que Móen était l’auteur du meurtre de votre mari ?

— Choquée ? non. Plutôt attristée. Il était inévitable qu’un jour ou l’autre cette bête sauvage se retourne contre quelqu’un.

— Vous n’aimiez pas Móen ?

La veuve d’Eber haussa les sourcils.

— Pour aimer une personne, encore faut-il la connaître.

— Bien sûr, il lui était impossible de communiquer ses pensées, ses espoirs et ses ambitions, mais entreteniez-vous des contacts réguliers avec lui ?

— Vous semblez accorder à cette créature la même sensibilité qu’à une personne normale ! s’esclaffa Crón.

— Être privé de la vue, de la parole et de l’audition n’entraîne pas nécessairement une absence de sensibilité, l’admonesta Fidelma, et Móen a grandi dans l’entourage de votre mère.

Cranat pinça les lèvres.

— Rien ne permet d’en déduire que j’ai noué des liens avec cette créature. J’ai vu des petits cochons se transformer en truies et ne les fréquente pas pour autant.

— Donc vous considérez Móen comme un animal et non comme un être humain ?

— Je vous laisse juge.

— J’essaye simplement de comprendre votre attitude vis-à-vis de Móen. Et maintenant, parlez-moi de Teafa. On m’a raconté qu’elle savait communiquer avec lui.

— Le berger communique-t-il avec ses moutons ?

— Et aussi que vous vous entendiez mal avec elle.

— Qui se permet de répandre de telles calomnies ?

— Vous le niez ?

Cranat hésita puis haussa les épaules.

— Au cours de ces dernières années, nous avons eu quelques différends.

— Pour quelles raisons ?

— Elle suggérait que je divorce d’Eber et perde mon statut d’épouse du chef. Elle me faisait pitié. Mais elle avait amené le malheur sur sa tête.

— Comment l’entendez-vous ?

— Dans sa frustration alors qu’elle n’était plus en âge de se marier, elle avait adopté Móen qui ne pouvait lui retourner son affection.

— Elle n’en demeurait pas moins la sœur de votre mari.

— Teafa appréciait la solitude. Elle participait parfois aux fêtes religieuses, mais ne s’accordait pas avec le père Gormán sur l’interprétation à donner aux textes de la foi. Bien que sa maison ne soit située qu’à quinze toises d’ici, elle vivait retirée.

— Pour quelles raisons Móen aurait-il tué Eber ?

Cranat écarta les bras.

— Comment voulez-vous que je sache ce qui est passé par la tête de cette bête sauvage ?

— Móen ne vous inspire aucun autre commentaire ?

— Aucun.

— Dois-je en déduire qu’il a été considéré comme une bête sauvage, ce sont vos propres termes, par la famille de Teafa au cours des années qu’il a vécu dans cette communauté ?

Une fois de plus, Crón s’interposa.

— Il était mieux traité que les animaux de ce rath, personne ne se montrait cruel avec lui, et je ne vois pas quel autre comportement nous aurions pu adopter à son égard.

— Après toutes ces années, vous attribuez donc les actes qui lui sont reprochés à son instinct bestial ?

— Absolument.

— Il faut beaucoup de ruse à un animal pour prendre un couteau, tuer la femme qui a toute sa vie pris soin de lui et trouver son chemin jusqu’à la couche d’Eber pour le poignarder à son tour.

— Qui a dit que les animaux n’étaient pas rusés ? riposta Crón.

Cranat grimaça un sourire approbateur.

— Il me semble, jeune dame, que vous vous efforcez par tous les moyens de disculper Móen. Pour quelles raisons, je vous prie ?

Fidelma se leva.

— Ma quête de la vérité n’implique en rien que je partage votre vision des choses, Cranat d’Araglin. Mais en tant qu’avocate des cinq royaumes, j’ai fait le serment d’évaluer le degré de responsabilité de ceux qui ont enfreint la loi et de rechercher les raisons qui les ont poussés à commettre ces infractions, cela dans le but de prononcer un jugement qui établira des compensations équitables. Et maintenant, je vous remercie de votre collaboration.

Si les regards avaient pu tuer, songea Eadulf, Fidelma sera tombée raide morte aux pieds des deux femmes. Au lieu de quoi elle descendit tranquillement de l’estrade et se dirigea vers la porte, escortée du moine.

— Vous ne semblez pas porter Cranat et sa fille dans votre cœur, fit observer Eadulf quand ils se retrouvèrent dehors.

Fidelma lui adressa un sourire taquin.

— Vous qui me connaissez bien savez que je ne suis guère tolérante envers certaines attitudes. Par exemple l’arrogance. Et j’ai la faiblesse de me battre sur le même terrain plutôt que de tendre l’autre joue comme nous y invitent les Évangiles, car je crains qu’un tel comportement ne pousse à de nouvelles offenses.

— Du moins reconnaissez-vous vos fautes, le plus grand péché étant de n’en reconnaître aucune.

Fidelma se mit à rire.

— Votre philosophie m’agrée, Eadulf de Seaxmund’s Ham, et accordez-moi la grâce d’admettre que l’affrontement auquel vous venez d’assister nous a permis d’apprendre qu’on ne pouvait se fier à Cranat.

— Parce qu’elle n’est pas allée s’incliner devant la dépouille de son mari, mais a cependant eu la présence d’esprit d’envoyer un messager à Cashel car elle se défiait de sa fille ? Moi aussi j’ai trouvé cela un peu étrange.

Fidelma jeta un coup d’œil en direction de la chapelle dont la porte était ouverte.

— Le redoutable père Gormán serait-il de retour ? Venez, allons faire sa connaissance.

Prévoyant une nouvelle algarade, le moine la suivit en protestant un peu. D’après le portrait qu’on leur avait dressé du prêtre, il se doutait bien que lui et Fidelma s’entendraient comme chien et chat.

Des cierges brillaient dans la chapelle lambrissée de sapin et une forte odeur d’encens les accueillit. Fidelma examina avec curiosité la débauche de luxe qui les entourait. Des statues en or se dressaient sur leurs socles et une croix incrustée de pierreries surmontait l’autel où était posé un calice en argent. Il n’y avait pas de sièges, car les fidèles demeuraient debout pendant l’office. Les cierges dégageaient des parfums d’épices tellement puissants qu’Eadulf et Fidelma eurent du mal à reprendre leur respiration. A l’évidence, le père Gormán était à la tête d’une congrégation prospère.

Devant eux, le prêtre était abîmé dans ses dévotions. Il se retourna en percevant une présence, termina ses prières, fît une génuflexion devant l’autel et vint accueillir les visiteurs.

La silhouette du père Gormán, grande et mince, était un peu efféminée, mais il présentait un visage large et hâlé aux lèvres rouges, couronné de cheveux gris peu fournis autrefois de la même teinte que ses yeux noirs. S’il gardait les traces d’un physique avantageux, il donnait maintenant l’impression d’un homme d’un certain âge aux mœurs dissolues. Cela surprit Fidelma qui s’attendait à un prêtre romain de fort tempérament. Cependant, il les accueillit d’une voix grave et tonitruante qui n’avait certainement aucun mal à promettre les feux de l’enfer à ses fidèles. En tant que partisan de Rome, il avait adopté la corona spina sur le haut du crâne et non la tonsure en demi-couronne, à l’avant de la tête, du clergé irlandais. Fidelma remarqua également qu’il portait des gants de cuir grossiers.

En voyant la tonsure romaine d’Eadulf, son regard s’adoucit.

— Bienvenue, mon frère, lança-t-il de sa voix de stentor. Je suis heureux d’accueillir un homme qui a choisi la voie de la sagesse.

Cet enthousiasme plongea Eadulf dans l’embarras.

— Je suis Eadulf de Seaxmund’s Ham. Jamais je ne me serais attendu, dans ces montagnes, à tomber sur une chapelle aussi richement dotée.

Le père Gormán éclata de rire, visiblement ravi.

— La terre est généreuse, mon frère, pour les partisans de la vraie foi.

— Et moi je suis Fidelma de Kildare, s’interposa aussitôt Fidelma.

Les yeux noirs lui jetèrent un regard approbateur.

— Ah, oui. Dubán m’a parlé de vous, ma sœur. Bienvenue dans ma petite chapelle. Cill Uird, comme je l’appelle, « l’église du rituel », car c’est grâce à la liturgie que nous vivons dans le Christ. Que le Seigneur vous bénisse pendant votre séjour et vous accorde la paix de l’âme quand vous nous quitterez.

Fidelma inclina la tête.

— Si vous pouviez nous accorder un peu de votre temps, mon père... On vous a certainement informé du but de notre visite ?

— Oui, bien sûr. Suivez-moi.

Il les conduisit dans la sacristie, repoussa une cape bicolore posée sur un banc où il leur fit signe de s’asseoir tandis qu’il s’installait sur une chaise. Puis il ôta ses gants.

— Je viens de rentrer et je porte toujours des gants pour chevaucher dans la région, expliqua-t-il.

— Il est rare qu’un prêtre possède un cheval, fit observer Eadulf.

Le père Gormán gloussa.

— De riches fidèles m’en ont offert un afin que je puisse veiller sur mon troupeau plus à mon aise. Vu l’étendue de ma paroisse, je n’ose imaginer ce que serait ma vie si je devais me déplacer à pied. Et maintenant, parlons un peu de vous. Je vous ai vus tous les deux à l’abbaye d’Hilda, pendant le concile.

— Vous étiez à Witebia ?

Eadulf était stupéfait.

— Oui, mais je doute que vous vous souveniez de moi. Je revenais, avec Colmán, d’une mission d’évangélisation et je me suis arrêté à Streoneshalh pour assister au synode, en tant que simple auditeur et non comme délégué. J’ai beaucoup apprécié les débats passionnants entre les Eglises de Colomba et de Rome.

— Donc vous étiez présent quand nous avons résolu le mystère de la mort de l’abbesse Etain, s’exclama Eadulf, et...

— J’étais là, l’interrompit le père Gormán en haussant le ton, quand le roi Oswy, dans sa sagesse, s’est prononcé en faveur de Rome et a jugé que les adeptes de Colomba étaient dans l’erreur.

— Nous avions compris qu’en ce qui vous concerne vous suiviez les ordres de Rome, lança Fidelma d’un ton sec.

— Et qui aurait eu le front de contredire la décision d’Oswy après avoir entendu les arguments des uns et des autres ? rétorqua le prêtre. Depuis ce jour béni, je m’efforce de guider Araglin sur la voie de la vérité.

— Bien des voies mènent à Dieu.

— Sottises ! Seuls ceux qui suivent la voie unique trouveront le Seigneur.

— Vous ignorez le doute ?

— Oui, car je suis fermement ancré dans mes convictions.

— Je vous envie, père Gormán.

— Tant que vous douterez, vous ne connaîtrez pas la liberté.

— Il me semble pourtant que même le Christ, à la fin de sa vie, a traversé des moments d’égarement, répliqua Fidelma d’un air innocent.

Le père Gormán parut scandalisé.

— Seulement pour nous démontrer que nous devons rester fidèles à nos croyances.

— Je ne partage pas les vôtres. Mon mentor, Morann de Tara, m’a enseigné que la vérité craint davantage les certitudes que les mensonges.

Le père Gormán s’apprêtait à répliquer vertement quand Fidelma leva la main.

— Mais je ne suis pas venue ici pour débattre de théologie avec vous, Gormán de Cill Uird. Remettons nos différends à plus tard, quand l’affaire qui m’a amenée ici sera résolue car j’ai été appelée en ces lieux en tant qu’avocate des cours de justice.

— Il s’agit du meurtre d’Eber, ajouta Eadulf, craignant que le prêtre ne s’obstine à poursuivre la controverse.

Le père Gormán se calma brusquement.

— Alors je ne vous serai d’aucun secours car j’ignore tout de ces événements, dit-il d’un ton sans réplique.

— Mais d’après mes renseignements, vous dormez dans votre église et personne n’est plus proche que vous des appartements d’Eber. Vous confirmez cependant n’avoir rien entendu ?

— Je dors dans cette pièce, dit le père Gormán en désignant une petite porte derrière eux, mais je puis vous assurer que j’ignorais tout du meurtre. C’est le tapage à l’extérieur de la maison d’Eber qui m’a réveillé.

— À quelle heure ?

— Après le lever du soleil. En apprenant la nouvelle, des gens s’étaient rassemblés devant la demeure du chef. Je suis alors sorti pour comprendre la raison de cette agitation.

— Je croyais que Rome avait établi des règles très strictes quant à l’heure du réveil, glissa Eadulf d’un air narquois.

Le père Gormán le toisa avec une animosité non dissimulée.

— Vous devriez savoir que ce qui est bon pour un pays méridional n’est pas nécessairement souhaitable sous nos climats plus rudes. L’heure indiquée par Rome correspond au lever du jour et je ne vois pas l’intérêt de s’agiter dans le froid et l’obscurité pour imiter nos frères romains.

Un large sourire illumina le visage de Fidelma.

— Vous conviendrez donc que tout n’est pas mauvais dans les règles édictées par l’Eglise de Colomba ?

Le prêtre tressaillit sous la pique.

— Plaisantez tant que vous voudrez, ma sœur, il n’en demeure pas moins qu’en ce qui concerne la théologie et l’enseignement, les règles prônées par Rome ont été consacrées par le Christ. Les seules différences sont dues à la géographie.

— Restons-en là pour l’instant. La nuit du crime, êtes-vous bien sûr que rien n’est venu perturber votre sommeil ?

— J’ai célébré l’Angélus de minuit avant de me retirer dans ma chambre et non, rien n’a troublé mon repos.

— Pas de cris ni d’appels au secours ?

— Non, vous dis-je.

— Lorsqu’un homme est attaqué et poignardé, il semblerait qu’il doive pousser des hurlements.

— Ayant été agressé quand il dormait, sans doute n’en a-t-il pas eu le loisir.

— Un sourd-muet aveugle pénètre dans une pièce sans déranger personne, murmura Fidelma comme si elle se parlait à elle-même. Et il prend un couteau qu’il plonge à plusieurs reprises dans la poitrine d’Eber alors que le chef se trouve dans une pièce éclairée. N’est-ce pas étrange ?

— Sans doute mais qu’y puis-je ? ironisa le père Gormán.

— N’avez-vous pas été surpris d’apprendre que Móen se tenait près du corps d’Eber et que, selon des témoins, tout l’accusait ?

Le prêtre réfléchit un instant.

— Non, je n’ai pas été étonné. Un animal sauvage autorisé à rôder à sa guise dans une maison se retournera tôt ou tard contre ceux qui y vivent.

— C’est ainsi que vous voyez Móen ? Un animal sauvage ?

— Oui. Cet enfant de l’inceste que je n’ai jamais autorisé à entrer dans cette chapelle est maudit de Dieu.

— Pour un chrétien, n’est-ce pas une étrange manière de traiter un affligé ? s’étonna Fidelma.

— Qui suis-je pour demander des comptes à Dieu sur la punition de Sa créature ? S’il l’a privée de ce qui nous constitue en tant qu’êtres humains, Il avait ses raisons. Le Christ n’a-t-il pas dit : « Le Fils de l’homme enverra ses anges, qui ramasseront de son Royaume tous les scandales et tous les fauteurs d’iniquité et les jetteront dans la fournaise ardente : là seront les pleurs et les grincements de dents[8] » ? Dieu nous sanctionne autant qu’il nous récompense.

— Êtes-vous sûr que Dieu a créé Móen pour le châtier et non pour éprouver l’ardeur de notre foi ?

— Voilà une intolérable impertinence.

— Ce que vous qualifiez ainsi n’est que l’argument ultime des gens qui refusent de répondre à l’une de mes questions. Pauvre Móen, il semblerait qu’on l’ait bien mal toléré en ces lieux.

— Remettriez-vous en question mon éthique chrétienne ?

Le prêtre s’était fait subtilement menaçant.

— Dieu m’en garde, répondit Fidelma avec une fausse humilité.

— Et qu’il vous entende, répliqua le père Gormán d’un ton sec, se méprenant sur le sens de ses paroles.

— Donc la culpabilité de Móen ne suscite en vous aucune interrogation ? hasarda Eadulf.

Le père Gormán secoua la tête.

— De quoi parlez-vous ? Il y a eu des témoins.

— Vous ne vous êtes jamais demandé pourquoi Móen aurait accompli un acte pareil ?

— Cette créature est coupée de nous et ses raisonnements nous échappent. Il vit dans un monde à part. Qui peut mesurer l’amertume et la haine qu’il nourrit pour les gens normaux ?

— Vous lui accordez donc des sentiments humains, s’empressa de remarquer Fidelma.

— Les émotions que je lui accorde, je les prête aussi aux animaux. Si vous rudoyez un chien, il peut très bien vous mordre.

Fidelma se pencha vers lui et le fixa avec intensité.

— Eber aurait-il maltraité Móen ?

— Je vous donnais des raisons d’ordre général et ne parlais pas en particulier.

— Est-ce que Teafa brutalisait Móen ?

Il secoua la tête.

— Non, elle l’adorait. Toute la famille du chef d’Araglin est perverse.

— Incluez-vous Eber dans ce jugement ?

— Surtout lui. Prions le Seigneur que Crón tienne de sa mère et non de son père.

Fidelma plissa les paupières.

— Pourtant, selon de nombreux témoignages, Eber était la générosité même et tout le monde le respectait en Araglin. M’aurait-on menti ?

Le père Gormán grimaça un sourire.

— La générosité d’Eber était bien la seule vertu que je lui reconnaissais car il accumulait les vices. Pourquoi pensez-vous que sa femme ait déserté sa couche ?

— Elle affirme qu’il s’agissait d’un accord mutuel.

Le père Gormán émit un reniflement méprisant.

— J’ai essayé de la persuader de divorcer. Mais c’est une femme fière, comme il convient à une princesse de son peuple.

— Pourquoi l’avoir poussée à une telle résolution ?

— Les liens du mariage ne convenaient pas à cet homme.

— Ce n’est pas l’avis de Cranat. Pourriez-vous être plus explicite ?

— Eh bien, Eber...

Il frissonna d’un air dégoûté.

— ... souffrait de dérèglements sexuels.

— De quelle manière l’entendez-vous ?

— Préférait-il les garçons ? intervint Eadulf, entrevoyant soudain une raison qui aurait pu fournir un motif d’assassinat à Móen.

— Oh, non ! Il appréciait trop les femmes !

— Je vois. Et Cranat était-elle informée de ses écarts ? reprit Fidelma.

— Tout le monde savait sauf elle. Ses frasques ont commencé dès l’âge de la puberté et ses sœurs en étaient informées. Teafa a fini par en instruire Cranat qui m’a tout raconté quand elle a décidé de déserter le lit conjugal.

— Pourquoi Cranat ne l’a-t-elle pas quitté ?

— À cause du scandale et de sa fille, Crón. Et puis Cranat, malgré son rang de princesse, ne possédait ni terre ni argent. Elle avait épousé Eber pour ses richesses et lui l’avait prise pour femme à cause de son lignage et de ses relations. Sans doute n’était-ce pas une base très solide pour une union durable.

— Mais si Cranat avait divorcé en invoquant les motifs que vous m’avez exposés, elle aurait pu récupérer ses biens personnels. Si elle n’en avait aucun, elle était néanmoins habilitée à s’approprier un neuvième de l’accroissement des richesses de son mari depuis le jour de leur mariage qui remontait à une vingtaine d’années. Cela représentait une coquette somme d’argent qui lui aurait permis de vivre à son aise.

Le père Gormán hocha la tête. Il semblait mélancolique.

— Je ne cessais de le lui répéter, mais elle avait choisi de rester.

Fidelma le contempla d’un air songeur.

— Vous appréciez beaucoup Cranat, n’est-ce pas ?

Il s’empourpra.

— Il n’y a rien de mal à vouloir redresser des torts.

— Rien, sauf que votre prise de position a certainement contrarié Eber. D’autre part, on m’a appris que vous étiez partisan d’ôter la vie à Móen pour le punir de son forfait.

— Les paroles de Dieu ne sont-elles pas explicites ? Œil pour œil, dent pour dent. Je crois dans la pleine mesure du châtiment prôné par Rome.

Fidelma secoua la tête.

— L’extrême justice est souvent injuste.

— Cela sent l’hérésie pélagienne, ricana le prêtre.

— Pélage était-il si hérétique que cela ?

Le père Gormán faillit s’en étouffer d’indignation.

— Vous en doutez ? Êtes-vous à ce point ignorante ?

— Je sais que le pape Zosime l’a déclaré innocent malgré les pressions exercées par Augustin d’Hippone qui persuada l’empereur Honorius de publier un décret impérial le condamnant.

Le père Gormán pinça les lèvres.

— Mais le pape Zosime a fini par le déclarer coupable d’hérésie.

— Forcé et contraint par l’empereur. J’ai du mal à considérer cela comme une décision d’ordre théologique. Et n’est-il point ironique qu’il ait été condamné à cause de l’auteur du traité De libero arbitrio, Sur le libre arbitre ?

— Donc vous soutenez un hérétique, comme la plupart des gens de votre espèce qui ont pris le parti de Colomba ?

— Nous refusons de fermer nos esprits à la raison, comme Rome le commande à ses adeptes. Après tout, que signifie exactement « hérésie » ? C’est le mot grec pour « choix », qui plus tard évoluera vers « préférence ». Comme il est dans notre nature de choisir librement, alors nous sommes tous des hérétiques.

— Pélage avait trop mangé de porridge irlandais ! Il a été condamné à juste titre pour avoir refusé de voir la vérité de la doctrine d’Augustin sur la chute de l’homme et le péché originel !

— J’aurais préféré qu’Augustin soit condamné pour son refus d’admettre la théorie de Pélage sur le libre arbitre.

— Votre insolence met votre âme en péril !

Le père Gormán était devenu rouge de colère tandis que Fidelma demeurait impassible.

— Reconsidérons les faits, dit-elle avec calme. La faute revenait à Adam et les descendants d’Adam ont été punis par Dieu pour son péché. Vous êtes d’accord ?

— Oui, une malédiction est tombée sur l’humanité tout entière en attendant que le Christ rachète le monde.

— Mais Adam a désobéi à Dieu ?

— Je vous l’accorde.

— Et pourtant, on nous enseigne que Dieu est tout puissant et qu’il a créé Adam.

— L’homme a reçu le libre arbitre mais en défiant Dieu, Adam est tombé en disgrâce.

— Et Pélage pose la question suivante : avant la chute, Adam pouvait-il choisir entre le bien et le mal ?

— Pour se guider, il disposait des commandements de Dieu qui lui a expliqué ce qu’il devait faire. Mais la femme l’a induit en tentation.

— Ah, oui. La femme.

Frère Eadulf changea de position d’un air gêné. Fidelma jouait avec le feu mais il ne voyait aucun moyen de l’arrêter.

— Si Dieu tout-puissant a créé Adam et Eve, Sa volonté n’était-elle pas suffisante pour les guider ?

— L’homme était doté du libre arbitre.

— Donc la volonté d’Adam, et par là même celle de la femme, était plus forte que celle de Dieu ?

Visage outragé du père Gormán.

— Non, bien sûr. Dans Sa toute-puissance, Dieu a accordé la liberté à l’homme.

— Selon la logique, Dieu tout-puissant était en mesure de prévenir le péché mais il s’y est refusé tout en prévoyant le comportement d’Adam. Selon la loi, Dieu était complice par instigation.

— Vous blasphémez, bégaya le père Gormán.

— Et si je vais au bout de mon raisonnement, Dieu acquiesçait au péché d’Adam.

— Sacrilège ! s’écria le prêtre au bord de l’apoplexie.

— Calmez-vous, c’est juste une question de bon sens. L’humanité a été maudite à cause du péché d’Adam, mais Dieu l’avait anticipé. D’où j’en déduis que les hommes ont été créés pour souffrir par millions.

— Vous et votre esprit limité n’avez pas accès au grand mystère de l’univers, la fustigea Gormán.

— Ce mystère restera à jamais obscur si nous élaborons des mythes qui empêchent d’y accéder. Voilà où nos chemins se séparent. Moi, je me tiens aux côtés de Pélage, qui était un homme de notre peuple. Voilà pourquoi Rome a toujours attaqué nos églises, ici et chez les Bretons et les Gaulois qui partagent notre philosophie. Nous sommes des gens curieux qui questionnons toute chose dans l’espoir de nous approcher du grand mystère, et il est de notre devoir de lutter pour la vérité, même contre le reste du monde.

Elle se leva d’un geste vif.

— Je vous remercie de nous avoir consacré un peu de votre temps, père Gormán.

Puis elle sortit d’un pas décidé, Eadulf sur les talons.

Une fois dehors, leurs regards se croisèrent.

— Eh bien, on dirait que le brouillard commence à se dissiper, lança-t-elle d’un air satisfait.

Eadulf, perplexe, fit la moue.

— Vous parlez de Pélage ?

Fidelma se mit à rire.

— Non, du père Gormán.

— Vous le suspectez ?

— A priori, je soupçonne tout le monde. Mais il est clair que Gormán est dévoué à Cranat jusqu’à la passion.

— À leur âge ? s’étonna Eadulf d’un ton réprobateur.

— Mais enfin, Eadulf de Seaxmund’s Ham, l’amour peut frapper à tout âge !

— Quand même, un prêtre et une femme mûre...

— Aucune loi n’interdit à un prêtre de prendre une épouse, même Rome le tolère. Avec des réticences, je vous l’accorde.

— Insinuez-vous que le père Gormán avait ses raisons pour souhaiter la mort d’Eber ?

Fidelma s’absorba dans la contemplation d’une pierre à ses pieds.

— Les mobiles ne lui manquaient pas. Mais avait-il les moyens d’exaucer son souhait ou de s’arranger pour qu’on le réalise à sa place ?